Thierry SORLIN
Président de WIMOVA
Thierry Sorlin a piloté un virage digital décisif de Wimova et déployé une plateforme nationale de réservation H24 permettant de centraliser commandes, dispatch, facturation et reporting pour un réseau de 7000 chauffeurs-partenaires en France.

L’IA est-elle une menace climatique ou un outil de sobriété ? Derrière cette question polémique, un constat s’impose : bien utilisée, l’IA permet de réduire les émissions de CO₂ de 5 à 10 %, et la consommation énergétique de 10 à 20 %, selon McKinsey. Encore faut-il la mettre au service d’une stratégie structurée… et pas d’une logique opportuniste.
De la donnée brute à la cartographie carbone
Premier levier : la mesure. En croisant données de réservation, modes de transport, géographie des trajets et caractéristiques des flottes, l’IA permet de reconstituer une cartographie fine des émissions, y compris sur le scope 3. Ce champ longtemps négligé devient pilotable. L’optimisation ne repose plus sur des moyennes, mais sur des flux réels.
Dans le cadre de cette cartographie, des rapports récents de McKinsey montrent qu’une approche fondée sur l’IA peut réduire les émissions de CO₂ jusqu’à 10 % et diminuer les coûts énergétiques de 10 à 20 %, avec des économies pouvant atteindre 20 % dans les bâtiments et 15 % dans les transports. Dans le secteur immobilier, une approche pilotée par l’IA a permis de développer des plans net‑zéro qui coûtent jusqu’à 85 millions de dollars de moins que les méthodes traditionnelles. Par ailleurs, une étude scientifique estime que l’IA pourrait réduire la consommation énergétique et les émissions de 8 à 19 % en 2050, voire jusqu’à 90 % combinée à une politique énergétique adaptée.
Chez un grand opérateur de services aux collectivités, la mise en place d’un outil d’IA embarqué a permis de réduire de 18 % les émissions liées aux déplacements internes, en quelques mois. Non pas en supprimant les trajets, mais en les restructurant : mutualisation, anticipation, recours au rail.
L’IA n’est plus une promesse abstraite. Des initiatives comme Climate TRACE utilisent déjà des données satellites et du machine learning pour surveiller les émissions mondiales en quasi-temps réel — une avancée qui rend enfin visible le scope 3, longtemps resté un angle mort des bilans carbone. Dans un registre plus opérationnel, la start-up DitchCarbon automatise le suivi des émissions des fournisseurs en scope 3, en se connectant directement aux ERP ou à SAP, un atout pour la conformité à la CSRD.
Ce niveau de finesse devient un prérequis. Selon CO₂AI/BCG, les entreprises utilisant l’IA pour suivre leurs émissions sont 4,5 fois plus susceptibles de progresser réellement (rapport 2024) (BCG — bcg.com). L’étude précise également que celles qui mesurent leurs émissions au niveau produit génèrent quatre fois plus de valeur tangible dans leurs efforts de décarbonation (rapport CO₂AI/BCG 2024). On ne pilote bien que ce que l’on mesure précisément.
Prédire, prioriser, réduire
Deuxième levier : la projection. L’IA permet de simuler, d’anticiper, d’arbitrer. Quel itinéraire émet le moins sans allonger les délais ? Quel créneau horaire est le plus bas carbone ? Quelle combinaison taxi + rail est la plus efficace à l’échelle d’un réseau multisite ? L’IA ne remplace pas les arbitrages humains, mais elle les éclaire.
C’est toute la logique du carbon-aware computing : prioriser les usages numériques (ou physiques) lorsque l’énergie est la plus verte. Dans un monde d’énergie intermittente, ce pilotage devient aussi décisif que le contenu des plans climat.
La question de l’impact net reste légitime. L’IA est gourmande en ressources. Sa consommation énergétique pourrait atteindre 134 TWh par an d’ici 2027. Mais ce chiffre ne dit rien sans contexte : tout dépend du mix énergétique, de l’architecture des datacenters, de la conception des modèles. L’IA doit être sobre. Et pilotée.
Le calcul ne s’arrête pas à l’électricité consommée par les datacenters. Le coût environnemental « embodied » (celui de la construction des infrastructures, de la fabrication des puces, du transport des équipements) représente jusqu’à un tiers, voire la moitié, des émissions totales sur le cycle de vie. Intégrer cette donnée change la perspective : un datacenter flambant neuf « vert » n’est pas neutre à sa mise en service. D’où l’importance d’une sobriété de conception : architectures logicielles optimisées, choix de zones de calcul alimentées en énergie low‑carbon, déploiement du carbon‑aware computing, serveurs connectés à des sources renouvelables.
La sobriété passe aussi par des outils de mesure. Des calculateurs comme Machine Learning Emissions Calculator ou Green Algorithms (OCDE, Université de Cambridge) permettent déjà d’estimer précisément l’empreinte carbone d’un modèle d’IA, en intégrant l’énergie consommée pour l’entraînement, l’inférence et même la fabrication du matériel. Ces méthodologies, désormais reprises dans des rapports institutionnels (OCDE), deviennent indispensables pour orienter les choix technologiques et évaluer le « vrai » coût de l’IA.
Un outil à intégrer, pas à subir
Troisième levier : la conformité. La directive CSRD impose aux grandes entreprises un reporting extra-financier rigoureux. Les bilans d’émissions approximatifs ne suffisent plus. Il faut des données sourcées, consolidées, vérifiables. Et là encore, l’IA peut être un accélérateur, à condition d’être embarquée dans les bons outils… et pas greffée après coup.
Mais cette transition n’est pas qu’une affaire de technologies. Elle suppose un alignement entre DSI, RSE, direction financière et achats. Sans cette convergence, l’IA restera un gadget ou un alibi. Le pilotage bas carbone commence par une gouvernance claire.
Enfin, l’IA est un levier de transformation : des compétences, des process, des indicateurs. Elle oblige à penser en cycles courts, à ajuster en temps réel, à revoir la notion même de performance. Ce n’est pas une couche logicielle. C’est un changement de méthode.
L’IA ne sauvera pas le climat. Mais sans elle, les entreprises risquent de ne plus savoir où elles en sont. Pour piloter la transition, il faut des outils robustes, des données fiables, et une intention stratégique claire. L’intelligence artificielle peut y contribuer… si elle reste au service de l’impact, pas de la fascination.