Comme à l’époque de la bulle Internet, une poignée d’acteurs cherchent à émerger pour rafler la mise. Encore une fois les futurs dominants ne seront ni les plus visibles ni les plus rapides, mais les plus hybrides, les plus adaptables, les plus intimement liés aux besoins concrets économiquement viables. Pas des licornes flamboyantes, mais des ornithorynques silencieux. Et c’est peut-être dans cette improbable métamorphose que se cache la véritable révolution technologique.
Une révolution dopée à l’illusion de la scalabilité
L’un des mythes fondateurs de la Tech est que tout ce qui est numérique est scalable… c’est-à-dire capable de croître sans friction. Ce mythe, forgé à l’époque du SaaS et des apps virales, résiste mal à l’épreuve de l’intelligence artificielle. L’IA générative, souvent vantée comme moteur universel, se désagrège dès qu’elle est confrontée aux exigences concrètes d’un secteur donné. Médecine, droit, agriculture, finance : chaque domaine possède ses données, ses temporalités, ses arbitrages. Ce que certains appellent verticalisation ressemble en réalité à une suite de reconstructions lentes, coûteuses et spécifiques.
Mais dans l’euphorie actuelle, on persiste à vendre des solutions avant qu’elles ne soient stabilisées. Le marché est saturé de prototypes déguisés en produits, de POCs surfacturés, de gadgets brillants, mais vides. L’illusion de scalabilité pousse à une industrialisation prématurée, alors que tout reste encore à inventer. Le terrain, lui, ne ment pas : les expérimentations pilotées par l’offre s’effondrent face à la résistance des usages.
Le passé doit éclairer l’avenir
D’abord tirons les leçons de la première révolution numérique, portée par l’arrivée d’Internet, qui a laissé dans son sillage des géants comme Amazon, Google ou PayPal — mais n’oublions pas que ces succès éclatants masquent une montagne d’échecs spectaculaires. Des entreprises comme Pets.com, Webvan ou eToys, emblématiques de la bulle des dot-coms, ont levé des centaines de millions sur des promesses marketing, sans jamais établir de modèle économique viable. Pets.com, avec sa mascotte omniprésente, s’est effondrée moins d’un an après son introduction en bourse. Webvan, qui promettait de révolutionner la livraison alimentaire, a englouti plus d’un milliard de dollars dans une logistique hors de contrôle. eToys, pourtant pionnière du e-commerce pour enfants, n’a jamais trouvé l’équilibre entre croissance et rentabilité. Tous ont en commun une fascination pour la technologie, mais une profonde ignorance des usages et de la rentabilité. La visibilité a remplacé la stratégie, jusqu’à ce que la réalité reprenne ses droits.
La rente de la promesse contre l’intelligence de l’exécution
Aujourd’hui, c’est la même mécanique, comme lors de la bulle Internet, les narrations ont pris le pas sur les stratégies : des levées de fonds indexées sur des pitchs, des slides et des effets d’annonce. On vend des récits d’automatisation, d’intelligence augmentée, de productivité démultipliée. On vend la fin du travail avant d’avoir commencé celui d’intégrer les outils.
Ce vide stratégique a un prix. À mesure que l’IA devient un marché, la rente se déplace. Les gagnants ne sont pas ceux qui inventent les usages, mais ceux qui possèdent les fondations : les modèles, les données, l’infrastructure. Autour d’eux prolifèrent des start-ups sans moelle, qui posent une couche d’interface via des APIs comme on repeint une façade. Fragiles, sans différenciation, elles vivent de la nouveauté. Mais la nouveauté ne dure pas, et la banalisation les emportera.
La myopie des licornes : culture produit vs culture métier
La culture des licornes repose sur la vitesse, le design, la promesse d’un produit simple et universel. Cela a fonctionné pour commander une voiture ou louer un appartement. Mais dans l’IA, cette approche touche vite ses limites. Les problèmes à résoudre sont souvent profondément métiers, profondément humains. Il ne suffit pas d’avoir une interface élégante. Il faut comprendre la complexité d’un diagnostic médical, la subtilité d’un jugement juridique, les chaînons invisibles d’un processus industriel.
Les solutions « génériques » flattent le marché, mais ne tiennent pas sur le terrain. À l’inverse, les structures capables de dialoguer avec les métiers, de co-concevoir avec les praticiens, de penser avec la complexité plutôt que contre elle, produisent des effets transformateurs… mais invisibles au premier coup d’œil. L’ornithorynque, étrange assemblage de fonctionnalités improbables, devient ici la meilleure métaphore : ce n’est pas l’élégance du produit qui compte, mais la pertinence de l’intégration.
Le retour du sur-mesure : de la plateforme à la solution intégrée
Le fantasme de la plateforme unique, pensée pour répondre à tout, s’efface lentement. L’avenir appartient à ceux qui construiront des architectures sur mesure, ancrées dans des contextes, pensées pour des usages réels. Cela demande un changement de posture : moins de standardisation, plus d’ingénierie fine. Moins de promesses disruptives, plus d’ajustements invisibles. Le produit ne sera plus le cœur, mais un assemblage de composants. L’IA, quant à elle, ne sera pas une offre autonome, mais un liant intelligent, une couche de sens entre des flux, un catalyseur de pertinence.
Ce basculement suppose aussi de repenser la temporalité. Finie l’obsession du time-to-market. Le temps long redevient un avantage compétitif. Les ornithorynques de demain seront lents à émerger, oui. Mais une fois en place, ils seront beaucoup plus difficiles à déloger que les licornes à paillettes. Le marché n’a pas besoin de plus de magie : il a besoin d’anatomies viables.
Ivan BECERRIL