Google mène une transformation qui dépasse la simple amélioration de l’expérience utilisateur. Son agent IA absorbe des pans entiers du parcours de réservation : inspiration, planification, arbitrage, puis action finale. Tout converge vers un système qui s’intercale avant les plateformes spécialisées et capte la demande dès son émergence. L’utilisateur ne saute plus d’un site à l’autre. Il formule un besoin, l’agent construit l’itinéraire, ajuste les contraintes, compare les options et finalise la réservation. Le cœur de la compétition glisse ainsi vers l’acteur qui touche la demande à sa naissance, et Google occupe désormais cette position.
L’interface disparaît, l’agent prend la main
Dans cette logique, l’IA devient le premier réflexe : l’utilisateur parle, l’agent déroule, sans navigation complexe ni allers-retours entre plusieurs onglets. La sélection des vols, des hôtels ou des activités se fait en coulisse, selon des critères opaques. L’utilisateur reçoit un choix déjà filtré, ce qui pousse immédiatement les OTA et les comparateurs dans l’ombre. La hiérarchie des offres repose désormais sur un arbitrage algorithmique contrôlé par un seul acteur.
Une OTA (agences de voyages en ligne) repose sur trois piliers : attirer la demande, agréger l’offre et convertir la visite en réservation. L’agent IA absorbe d’un coup le premier pilier et fragilise les deux autres en maintenant l’utilisateur dans l’écosystème Google du début à la fin. La marque OTA se retrouve reléguée derrière un encadré discret, la relation se construit entre le voyageur et l’agent, et non plus entre le voyageur et la plateforme. Le trafic se dérobe, la donnée s’échappe, les marges déjà réduites s’effondrent, et les OTA glissent vers un rôle de prestataires techniques dans un parcours qu’elles ne maîtrisent plus.
Les TMC prises dans un glissement progressif
Les TMC (Travel Management Companies) gèrent les déplacements professionnels et appliquent les politiques internes des entreprises. Pour elles, la menace avance de manière progressive. Les trajets simples migrent vers l’agent IA, l’habitude s’installe et les voyageurs d’affaires, déjà familiers de l’IA dans leur vie personnelle, importent naturellement ces usages dans leur environnement professionnel.
Les déplacements plus complexes résistent encore, mais l’entrée du parcours n’est plus la TMC. L’agent IA s’intercale, relègue la TMC à un rôle d’exécution et fragilise la relation de confiance construite depuis des années.
Les GDS menacés par un déplacement technique
Les GDS (Global Distribution Systems) servent depuis des décennies d’intermédiaires techniques entre compagnies aériennes, hôteliers et distributeurs. Leur raison d’être repose sur la centralisation des inventaires et la diffusion de l’information. Si Google négocie des accès directs avec les fournisseurs les plus puissants, ces infrastructures risquent de perdre leur rôle structurant. L’agent IA sélectionne ses sources sans expliquer ses choix, ce qui rend la stabilité de toute la distribution incertaine.
Les fournisseurs attirés par l’audience de Google… et exposés à son opacité
Pour les compagnies aériennes et les chaînes hôtelières, l’arrivée d’un agent IA capable d’acheminer un flot de clients très engagés semble irrésistible. L’évidence commerciale frappe immédiatement, mais le danger aussi. L’agent IA décide quels hôtels ou quels vols remontent dans la conversation. Un acteur peut dominer une semaine puis disparaître la suivante sans explication, sans possibilité d’intervention, sans contrôle direct.
Le rapport de force se renverse : la visibilité d’un fournisseur dépend désormais d’un algorithme extérieur à son propre écosystème. Le marketing, la notoriété ou la fidélisation s’effacent derrière une mécanique opaque.
Une distribution en état de vigilance permanente
Le secteur avance dans une zone mouvante, au rythme d’annonces irrégulières et de fonctionnalités activées par fragments. Les acteurs impliqués adoptent une posture prudente tandis que Google avance lentement, mais méthodiquement. Chaque nouvelle étape renforce l’agent IA au détriment des plateformes historiques.
Le terrain stratégique ne se situe plus sur le site web, ni sur l’application, ni sur le moteur de comparaison. Tout se joue dans la conversation entre l’utilisateur et l’agent, et celui qui capte ce moment dirige désormais l’ensemble de la chaîne de valeur du voyage.
Arnaud DEGRESE
Les zones grises se multiplient
La régulation s’invite dans le débat. Un agent IA qui capte la demande, recommande et exécute agit comme un « contrôleur d’accès », une position qui exerce une pression directe sur la concurrence. La responsabilité en cas d’erreur reste un angle mort : un mauvais vol, un hôtel non conforme à la politique interne d’une entreprise, un trajet incompatible avec les contraintes du voyageur… Qui assume ?
La gestion des données soulève encore plus d’interrogations. L’agent IA ne se contente pas de répondre à une requête ; il agrège des flux entiers d’informations issus de la recherche, de la navigation quotidienne, de la localisation en temps réel, de l’historique des déplacements, des e-mails, des préférences implicites ou déclarées, et même des comportements antérieurs captés par les services Google. Ce croisement massif crée un avantage décisif pour l’IA, qui lit des intentions avant même qu’elles ne soient formulées.
Ce pouvoir prédictif transforme la donnée en matière première stratégique. Plus l’IA connaît l’utilisateur, plus elle influence son choix. Et plus elle influence son choix, plus elle collecte des données. Le cercle devient auto-renforçant et installe Google dans une position où l’assistant n’est pas seulement un outil, mais une barrière d’entrée pour les concurrents.
La question de la transparence devient alors centrale. L’utilisateur ignore quels signaux orientent les recommandations : un historique de navigation ? Une requête formulée la veille ? Une préférence détectée dans un e-mail ? Un comportement similaire observé chez d’autres utilisateurs ? Ce manque de visibilité fragilise la confiance et crée une asymétrie gigantesque entre les acteurs du marché.
Les fournisseurs subissent cette opacité eux aussi. Un hôtel ou une compagnie aérienne peut disparaître de la discussion sans comprendre pourquoi. Un changement d’algorithme suffit à modifier des milliers de décisions automatisées. Le fournisseur n’a accès ni au raisonnement, ni aux biais éventuels, ni aux critères qui poussent une offre plutôt qu’une autre.
Au-delà de la concurrence, la question devient politique : jusqu’où un agent IA peut-il utiliser des données personnelles pour orienter un acte d’achat qui touche au voyage, un secteur où les préférences, les contraintes financières ou les données de santé entrent parfois en jeu ? Les garde-fous actuels semblent insuffisants pour encadrer un système qui analyse tant de dimensions à la fois.
Le débat sur cette hybridation explosive est à peine ouvert. Le marché avance vite, la technologie encore plus, et les règles arrivent toujours après coup, alors que l’IA occupe déjà une place centrale dans le parcours d’achat.






















