Un effondrement spectaculaire… et programmé
La scène est courte, mais son impact dépasse largement le récit. Dans El Eternauta (série de science-fiction argentine adaptée d’un classique culte), un bâtiment s’écroule au cœur de Buenos Aires dans un vacarme d’apocalypse. L’effondrement, impressionnant, n’a pourtant mobilisé ni grues, ni maquettes, ni studios de post-prod géants. La séquence a été générée à l’aide d’un modèle d’intelligence artificielle. Coût dérisoire, délais divisés par dix : l’affaire est entendue. Les effets visuels traditionnels n’entraient pas dans l’enveloppe allouée ? Qu’à cela ne tienne, Netflix a trouvé sa variable d’ajustement.
Ted Sarandos, co-directeur général de la plateforme, assume sans détour : « cette séquence VFX a été réalisée 10 fois plus rapidement qu’avec des outils traditionnels », à un coût « qui aurait été impossible à tenir autrement ». Devant les investisseurs, il s’en félicite, y voyant « une opportunité incroyable d’aider les créateurs à faire des films et séries de meilleure qualité, pas seulement à moindre coût. »
Le message est limpide : ce n’est pas un gadget, c’est une stratégie. L’IA ne se contente plus d’assister, elle remplace. Elle s’installe, pour de bon, dans la chaîne de fabrication audiovisuelle.
Trois signaux envoyés à l’industrie
L’affaire Eternauta n’est pas un cas isolé. Elle incarne un point de bascule, à la fois technologique, économique et géopolitique.
Un signal technologique, d’abord : les prompts — ces commandes textuelles qui guident les IA génératives — deviennent des outils de narration. On ne code plus des effets, on les écrit. Le langage naturel devient une interface de création, accessible à des non-spécialistes, bouleversant l’équilibre entre techniciens et auteurs.
Un signal économique, ensuite : les accords obtenus de haute lutte en 2023 par les syndicats d’Hollywood, après des mois de grèves, prévoyaient des garde-fous sur l’usage de l’IA. L’humain devait rester au cœur du processus, l’IA demeurer un outil. Mais la tentation reste forte. Réduire les coûts, accélérer les délais, sécuriser les plannings : les promesses de l’IA séduisent les studios plus sûrement qu’un storyboard bien ficelé. Et Netflix, encore une fois, joue les éclaireurs provocateurs.
Un signal géopolitique, enfin : un studio argentin, avec une équipe resserrée et des outils IA, parvient à produire une scène digne d’un blockbuster international. La technologie fait sauter les barrières de l’échelle : la « périphérie » peut désormais jouer dans la cour des grands. Si un projet local peut concurrencer visuellement une superproduction, c’est tout l’ordre mondial de la création qui vacille.
Amazon aussi mise sur l’IA… et change la donne
Autre exemple frappant : la série House of David, produite par Amazon Prime Video. Cette fresque biblique ambitieuse n’aurait, selon son showrunner, jamais vu le jour sans les outils IA. Trop coûteuse, trop complexe visuellement.
Plutôt que de mobiliser une armée de graphistes, la production a misé sur une équipe agile et quelques intelligences artificielles bien entraînées. Résultat : sur 850 plans à effets spéciaux, 73 ont été générés grâce à des modèles IA intégrés directement au pipeline de post-production. Certaines scènes qui prenaient trois semaines à produire ont été finalisées en deux jours. Le coût a fondu de 100 000 $ à moins de 20 000 $. Et paradoxalement, le tournage a employé près de 700 personnes au total. Un projet jugé infaisable devient ainsi une réalité… grâce à l’IA.
Chez Amazon, on résume la transformation avec une équation froide : 7 experts (dont trois Français Ludovic Carli, Pierrick Chevallier et Julien Cocquerel) maniant l’IA équivalent à une cinquantaine d’artisans VFX sur un plateau classique. De quoi donner le vertige, voire des sueurs froides aux syndicats.
Trois batailles à venir : modèle, rente, règles
Face à cette accélération, le débat ne peut se réduire à un stérile « artistes contre machines ». Le vrai affrontement s’annonce sur trois terrains bien concrets.
Qui possède les modèles ? Les IA génératives avancées, destinées à créer des images, des vidéos, des voix, deviennent des actifs stratégiques. Si seuls quelques géants les détiennent, la dépendance des créateurs sera totale. À l’inverse, des outils accessibles en open source permettraient une démocratisation réelle. Mais l’enjeu économique rend ce scénario peu probable.
Qui capte la rente ? Netflix a son laboratoire interne, Eyeline Studios. Amazon développe ses propres pipelines. D’autres devront louer des solutions en SaaS, payer les API, dépendre de serveurs distants. Les studios qui possèdent l’infrastructure capteront la valeur ajoutée. Là où, jadis, une scène d’explosion mobilisait décorateurs, pyrotechniciens, chefs op, infographistes, monteurs… l’IA recentralise les profits autour de quelques lignes de code et d’un nuage.
Qui écrit les règles ? Les syndicats ont négocié des clauses de contrôle, mais à quelle échelle seront-elles appliquées ? Un projet grec, indien ou mexicain n’est pas soumis aux mêmes normes. Les plateformes mondialisées, elles, poussent pour éviter tout encadrement contraignant. Qui garantira que l’IA ne sera pas utilisée pour cloner des visages, singer des voix, imiter des styles, sans consentement ni compensation ? Le droit d’auteur est déjà dépassé par la vitesse des outils.
Créateurs : s’adapter ou disparaître
Le vrai danger n’est pas l’IA elle-même, mais l’abandon des leviers de régulation. Si les artistes et producteurs ne s’emparent pas de ces outils, s’ils laissent les géants de la tech en fixer seuls les usages, alors oui, l’IA deviendra une machine à broyer les métiers créatifs.
Mais inversement, bien utilisée, elle peut libérer des marges de manœuvre inédites. Moins de temps passé à corriger des détails techniques, plus d’espace pour imaginer, expérimenter, repousser les limites du récit. Une IA bien encadrée ne remplace pas le talent, elle le catalyse. À condition que ceux qui ont du talent puissent s’en emparer à armes égales.
La séquence d’El Eternauta restera dans l’histoire comme le moment où la fiction a rejoint la réalité : une image de fin du monde générée sans les artisans du monde d’avant. Ce n’est ni un miracle ni un désastre. C’est un fait. Le tournant est pris.
Le train de l’IA créative est lancé. Le choix, désormais, n’est plus entre monter ou non à bord. Il est entre prendre la tête du convoi… ou finir écrasé sous ses roues.
Elisa GARCIA