Le chiffre seul impressionne. Treize milliards en série F, c’est l’équivalent du PIB annuel de pays entiers. Le tour, largement sursouscrit, a attiré non seulement ICONIQ, mais aussi Fidelity, Lightspeed, Qatar Investment Authority, BlackRock, Blackstone, Coatue ou encore General Catalyst. Preuve que le marché n’est pas simplement euphorique… Il est en état de transe spéculative. La valorisation post-money atteint 183 milliards, ce qui place Anthropic parmi les startups les plus chères du monde, aux côtés de SpaceX, ByteDance ou OpenAI.
Une croissance qui défie la logique
Anthropic justifie cette inflation par des chiffres solides : un chiffre d’affaires annualisé de plus de 5 milliards de dollars, contre 1 milliard au début de l’année. Son produit phare, Claude, s’impose dans les entreprises et le lancement de Claude Code génère déjà un demi-milliard en run-rate. La base de clients professionnels dépasse les 300 000, et le nombre de gros contrats (supérieurs à 100 000 dollars annuels) a été multiplié par sept en un an.
Mais derrière cette ascension spectaculaire, les coûts explosent eux aussi. Former et déployer des modèles à l’échelle mondiale exige une infrastructure hors normes : des milliers de GPU, une consommation énergétique gigantesque et des investissements permanents en R&D. Le risque est évident : la rentabilité, malgré l’euphorie, n’est toujours pas garantie.
Pourquoi un tel appétit ? Parce que les investisseurs voient dans l’IA générative le prochain « shift de plateforme », l’équivalent du passage au mobile ou au cloud. Ils parient qu’Anthropic, avec sa promesse d’IA « fiable et alignée », saura conquérir le marché mondial et justifier une valorisation digne des plus grands empires technologiques. Certains analystes évoquent déjà une trajectoire vers le trillion de dollars. L’idée que l’IA ne soit pas seulement une innovation, mais un pilier de l’économie numérique mondiale, alimente la frénésie.
Mais où va-t-on ?
Chaque levée de fonds d’Anthropic ou d’OpenAI ressemble désormais à une démonstration de puissance. Le secteur ne ressemble plus à l’univers des startups innovantes, mais à une guerre d’armements, où l’accès au capital détermine la survie. Les barrières à l’entrée deviennent insurmontables pour les challengers modestes.
La valeur et les ressources se concentrent dans les mains de quelques acteurs. Anthropic devient l’un des rares pôles capables de rivaliser avec OpenAI ou Google DeepMind. Au final, un oligopole technologique s’installe, avec le risque de réduire la diversité et la pluralité des approches.
Les revenus croissent vite, mais les marges sont fragiles. Les infrastructures coûtent une fortune et la dépendance aux géants du cloud (Amazon, Google, Microsoft) reste lourde. Les milliards levés financent autant la croissance que la survie. La bulle Internet des années 2000 plane comme un avertissement : la taille ne garantit pas la pérennité.
Quand une entreprise privée atteint près de 200 milliards de dollars de valorisation en vendant une technologie à haut risque sociétal, les régulateurs ne peuvent rester passifs. Le débat sur la régulation de l’IA prendra un relief nouveau : souveraineté numérique, concurrence loyale, sécurité publique. La puissance d’Anthropic pourrait accélérer les interventions politiques.
Les investisseurs incluent des fonds souverains. Autrement dit, derrière les milliards, il y a des États. L’IA devient un levier géopolitique autant qu’un marché. La course n’oppose plus seulement des entreprises, mais des blocs de pouvoir.
Sous les milliards, la promesse s’évapore
Ce qui se joue n’est plus seulement une question de technologie, mais de trajectoire de société. L’IA se transforme en une industrie capitalistique, où seuls quelques mastodontes ont les moyens de jouer. L’innovation devient secondaire par rapport à la capacité à lever des milliards et à brûler du capital pour occuper le terrain.
Alors, où va-t-on ? Vers un monde où l’IA ne sera plus une promesse accessible, mais un monopole global, où la valeur se concentre entre quelques mains. Vers un monde où l’infrastructure numérique ressemblera à une industrie lourde, avec des coûts colossaux et des logiques d’accumulation sans limite.
Le vertige des chiffres cache une réalité simple : jamais une technologie n’aura été autant capitalisée en si peu de temps. Et la question reste entière : est-ce une révolution durable ou une bulle prête à éclater ?
Augustin GARCIA