Ce n’est pas juste une image. C’est une bascule de fond. Un effondrement de valeurs. Une correction brutale. Fini les levées de fonds géantes sur une promesse fumeuse. Fini les pitchs creux, les croissances à crédit, les applications inutiles vendues comme des révolutions. Les investisseurs se réveillent avec la gueule de bois. Ils veulent du concret. Du rentable. Du solide. Bref, ils veulent des dromadaires.
L’euphorie licorne
Pendant dix ans, les licornes ont fait rêver. Ces startups valorisées à plus d’un milliard de dollars, souvent avant même de faire un centime de profit, incarnaient une vision optimiste et agressive du progrès. Elles parlaient disruption, scalabilité, vitesse. Elles levaient des montagnes d’argent sans rendre de comptes. Elles construisaient des châteaux de sable sur des océans de cash.
Leur ADN : brûler du capital pour croître vite, prendre des parts de marché, écraser la concurrence, tout miser sur le « first mover advantage ». Uber, WeWork, Theranos… même quand le modèle était absurde ou frauduleux, la rhétorique du génie visionnaire suffisait. L’extravagance passait pour du leadership. Le déficit pour une stratégie. La bulle pour une audace.
Puis vient la claque…
Arrive le temps des crises. Sanitaire, géopolitique, énergétique, financière. Le monde s’est contracté. L’argent gratuit s’est tari. Les banques centrales ont relevé les taux. Les investisseurs ont changé de lunettes. Et ce qu’ils ont vu leur a fait peur : des entreprises surévaluées, sans modèle économique viable, gonflées à l’air chaud des PowerPoint (ou Gamme…).
C’est là que le dromadaire est apparu. Animal de crise par excellence. Capable de traverser des déserts sans boire. Lent, certes, mais résilient. Pas spectaculaire, mais fiable. Ce nouveau totem entrepreneurial incarne une philosophie inverse : croissance mesurée, coûts maîtrisés, autonomie financière. Le dromadaire n’attire pas les paillettes, mais il arrive au bout du chemin.
Changement de doctrine
On ne parle plus de « blitzscaling« , on parle de « bootstrapping« . Le mot d’ordre n’est plus « devenir énorme« , mais « rester vivant« . Les VCs eux-mêmes redescendent sur terre. Ils misent sur des projets durables, pas sur des hallucinations bien pitchées. On assiste à un réarmement moral du capital-risque. Les licornes tombent de leur nuage.
Certaines fondent, d’autres se sabordent. Beaucoup licencient à tour de bras. D’autres se sabrent en Bourse, avec des valorisations divisées par dix. On redécouvre la comptabilité. On redécouvre la rentabilité. On redécouvre que « gagner de l’argent » est une finalité, pas une option. Les bilans redeviennent des objets sérieux.
Fin du storytelling
Mais le changement est plus profond. Il touche aussi l’imaginaire collectif. Le rêve de la start-up star est en train de virer au cauchemar. Le fondateur charismatique, autrefois perçu comme un prophète, devient suspect. L’idéologie du « move fast and break things » ne fait plus rire personne. Elle a cassé trop de choses.
Aujourd’hui, on valorise le temps long. L’adaptation. La sobriété. Même dans la culture populaire, l’ère des « génies toxiques » touche à sa fin. Le public, les salariés, les clients, tous veulent du sens. De l’éthique. Du sérieux. Pas des illusions vendues avec un filtre Instagram et une story LinkedIn.
Retour sur Terre : survivre plutôt que briller
Le retour du dromadaire, c’est aussi une revanche des entreprises invisibles. Celles qui bossent dans l’ombre. Qui font peu de bruit. Qui vendent un produit réel, à des clients réels, avec de vrais revenus. Ce n’est pas glamour. Mais c’est ce qui tient debout quand tout s’écroule.
On redécouvre les vertus de l’ennui. La beauté de l’efficacité discrète. Le charme de l’atelier plutôt que de la scène. On préfère l’artisan au rockstar. L’exécution à la rhétorique. L’effort au storytelling. C’est un basculement anthropologique autant qu’économique.
La leçon est dure pour une génération d’entrepreneurs nourris à la hype. Il ne suffit plus d’être brillant. Il faut être utile. Il ne suffit plus de raconter une belle histoire. Il faut la prouver, chaque jour, par les chiffres, les actes, les choix. Le marché est devenu adulte. Fini le fantasme. Place au réel.
Et le réel, en ce moment, a la forme d’un dromadaire qui avance lentement dans un monde sec, imprévisible, volatil. Il ne court pas. Il ne plane pas. Il ne fascine pas. Mais il avance. Et il survit. Ce qui, en 2025, est devenu une forme de succès radical.
Augustin GARCIA