L’histoire est connue, mais rarement assumée. Oui, la « transition verte » repose sur des matériaux sales. Chaque batterie de voiture électrique contient du cobalt dont une grande partie est extraite en République démocratique du Congo, où des dizaines de milliers d’enfants participent à l’activité minière, respirant poussières toxiques et travaillant sans protection. Chaque panneau solaire posé sur un toit européen sort d’une usine chinoise alimentée par une électricité issue à plus de 60 % du charbon. Chaque aimant d’éolienne offshore contient des terres rares dont une fraction provient de mines birmanes illégales qui empoisonnent sols et nappes phréatiques.
Cette dissonance cognitive est entretenue par nos gouvernements : tant que la pollution ne se voit pas sur notre sol, elle est invisible dans nos bilans. La voiture électrique circule dans les rues propres de Paris ou Berlin, mais ses métaux ont pollué des rivières chiliennes ou des vallées africaines. L’Europe se félicite de réduire ses émissions, alors qu’elle importe massivement des biens dont l’empreinte carbone et écologique a simplement été déplacée au-delà de ses frontières.
La Chine a compris très tôt l’intérêt de ce mécanisme. Elle a accepté de concentrer sur son territoire l’essentiel du raffinage des terres rares, un processus chimique extrêmement polluant, en échange d’un quasi-monopole industriel. Résultat : 87 % des capacités mondiales sont sous son contrôle. Les pays occidentaux, eux, s’achètent une façade verte, au prix d’une dépendance géopolitique totale. Pékin contrôle la ressource, la transformation et donc le rythme de nos transitions énergétiques. Ce choix d’« externaliser la saleté » a donc un coût double : environnemental pour les pays producteurs, stratégique pour les pays consommateurs.
50 nuances de « vert »
Le cas du lithium est tout aussi éclairant. Le fameux « triangle du lithium » (Argentine, Bolivie, Chili) concentre plus de la moitié des réserves mondiales. Dans les salars argentins, l’extraction d’une tonne de carbonate de lithium nécessite jusqu’à deux millions de litres d’eau douce pompés dans les nappes phréatiques, asséchant des écosystèmes fragiles et provoquant des tensions avec les populations locales. À Bruxelles, on se félicite de voir augmenter les immatriculations de voitures électriques. Dans les Andes, on voit disparaître des cultures traditionnelles faute d’eau.
Même logique pour le cobalt. Plus de 70 % de la production mondiale vient de République démocratique du Congo. Dans les mines artisanales de la région de Kolwezi, des milliers de mineurs creusent à mains nues des puits instables, souvent des enfants. L’Occident détourne pudiquement le regard : tant que la matière arrive dans les usines chinoises, puis dans les batteries européennes, la chaîne reste invisible pour le consommateur final. Le discours officiel célèbre une mobilité « zéro émission », mais la réalité est une externalisation des dégâts sanitaires et sociaux.
Certains responsables politiques osent parfois dire tout haut ce que beaucoup savent tout bas. Emmanuel Macron avait reconnu en 2022 que « notre transition écologique repose sur une dépendance aux minerais critiques », sans toutefois annoncer de rupture réelle. En 2025, l’Union européenne a lancé 47 projets stratégiques autour des matières premières critiques, incluant extraction, raffinage et recyclage. Mais ces initiatives ne pèsent encore rien face à l’ampleur du besoin. Le recyclage, présenté comme solution miracle, reste embryonnaire : moins de 5 % des terres rares et moins de 1 % du lithium sont aujourd’hui réutilisés.
Postulat de base : ne jamais assumer
L’externalisation de la pollution ne repose pas seulement sur des considérations écologiques, mais sur une logique politique de confort. Les Européens ne veulent pas de mines chez eux. Trop sale, trop impopulaire. Les projets d’extraction en Suède, au Portugal ou en France, se heurtent à des oppositions locales féroces. Les citoyens plébiscitent la voiture électrique, mais refusent la mine de lithium dans leur arrière-cour. Résultat : nous fermons nos yeux et nos frontières, et nous laissons d’autres creuser, traiter et polluer à notre place.
Ce refus d’assumer une part du coût matériel de la transition est dangereux. Car externaliser, c’est aussi perdre toute maîtrise. Demain, si la Chine décide de restreindre ses exportations de terres rares ou si des gouvernements d’Amérique latine imposent des quotas sur le lithium, l’Europe se retrouvera pieds et poings liés. La souveraineté énergétique, numérique et militaire s’évapore dès lors qu’on dépend entièrement des chaînes d’approvisionnement extérieures.
Il existe pourtant des alternatives, mais elles impliquent de briser des tabous. Accepter d’ouvrir des mines et des usines de raffinage en Europe, sous des normes environnementales strictes. Investir massivement dans le recyclage industriel, bien au-delà des prototypes existants. Développer des matériaux de substitution, même si aucune technologie de rupture n’est prête à court terme. Et surtout, reconnaître que la sobriété sera nécessaire : tout ne peut pas être électrifié, tout ne peut pas être « vert » si cela repose sur des volumes exponentiels de métaux critiques.
Augustin GARCIA
Chiffres clés de l’externalisation
- Cobalt : 70 % de la production mondiale vient de RDC, dont 20 % de mines artisanales sans contrôle.
- Lithium : 55 % des réserves mondiales se situent en Amérique du Sud. Extraction = jusqu’à 2 millions de litres d’eau par tonne.
- Terres rares : 63 % de la production minière en Chine, 87 % du raffinage mondial.
- Panneaux solaires : > 75 % fabriqués en Chine, énergie majoritairement charbonnée.
- Recyclage : < 5 % des terres rares et < 1 % du lithium réutilisés à ce jour.
En continuant à externaliser la pollution, l’Occident entretient une illusion : celle d’une transition propre. Mais la vérité est brute : nous ne faisons que déplacer les dégâts. Derrière chaque kilowatt « vert » consommé à Paris, Berlin ou New York, il y a des litres d’eau évaporés dans les Andes, des nappes phréatiques empoisonnées en Birmanie et des enfants qui creusent à mains nues en Afrique. La transition énergétique ne sera pas propre. Elle sera ce que nous accepterons d’en faire : soit une hypocrisie permanente, soit un choix de souveraineté et de responsabilité.