L’intelligence artificielle ne se contente plus d’analyser nos comportements : elle les anticipe, les façonne, les guide. Elle ne propose pas, elle impose subtilement. Chaque clic renforce un profil, chaque hésitation affine une recommandation. Résultat : un contenu sur mesure, calibré pour rassurer, jamais pour bousculer.
Cette personnalisation extrême, présentée comme un progrès, gomme l’essentiel : la confrontation. Ce que l’algorithme optimise, ce n’est pas la connaissance, mais la rétention. Il ne veut pas élargir l’horizon de l’utilisateur, il veut le maintenir captif dans sa propre bulle mentale.
Pensée critique : une victime collatérale du confort cognitif
La pensée critique ne naît pas dans le confort, mais dans la friction. Elle émerge de la contradiction, du doute, de l’inattendu. Or, l’IA fait tout pour l’éviter. En adaptant le contenu aux préférences de chacun, elle supprime les frottements intellectuels et nous prive d’un exercice vital : affronter ce qui nous contredit.
À force d’être conforté, on ne doute plus. Et sans doute, on ne pense plus vraiment. Le cerveau, comme un muscle, s’atrophie s’il n’est pas sollicité. L’IA ne nous aide pas à penser : elle nous aide à ne pas penser, à consommer, à suivre le flux sans résistance.
La promesse initiale de l’IA, qui était de personnaliser pour mieux servir, a basculé en stratégie d’enfermement. L’utilisateur est cerné par des contenus qui lui ressemblent, qui le confortent, qui flattent ses croyances. Il ne s’informe plus, il se confirme.
La diversité d’opinion, les nuances, l’altérité deviennent des anomalies dans cet écosystème fermé. Ce n’est plus une fenêtre sur le monde : c’est un miroir. Et derrière ce miroir, une logique marchande où l’engagement prime sur l’intelligence, l’émotion sur la raison.
Une paresse mentale soigneusement entretenue
L’IA n’a pas besoin que nous soyons lucides, critiques ou éveillés. Elle a besoin que nous soyons disponibles. Elle offre des réponses avant même que la question n’émerge, ce qui tue la curiosité à sa racine. Pourquoi chercher, quand tout est servi, prédigéré, recommandé ?
Ce n’est pas un accident, c’est un système. Un système où la paresse mentale est rentable. Où l’attention se vend mieux quand elle n’est pas sollicitée par la complexité. L’IA ne nous abrutit pas frontalement : elle nous endort doucement.
Chaque contenu que nous consommons semble être un choix. En réalité, c’est une sélection opérée par des machines qui nous connaissent mieux que nous-mêmes. Peut-on encore parler de liberté de penser quand tout est fait pour qu’on ne pense pas autrement ?
La personnalisation algorithmique ne nous manipule pas par la force, mais par l’effacement progressif de ce qui pourrait nous faire penser autrement. Moins de contradiction, moins de doute, moins de pensée. Et bientôt, une intelligence critique en voie de disparition.
Michel FANTIN