Le phénomène ne relève pas d’un simple ralentissement conjoncturel. C’est un ajustement structurel, silencieux mais profond, lié à l’irruption de l’intelligence artificielle dans la plupart des métiers qualifiés. L’IA ne supprime pas les postes du jour au lendemain, elle décale leur ouverture. Elle repousse l’embauche du premier salarié, celui qui apprenait en faisant. Elle substitue des outils automatisés à ce que les juniors faisaient avant : synthétiser, coder, rédiger, analyser, présenter.
Le premier job n’est plus une formalité
Le délai entre le diplôme et le premier contrat s’allonge de deux à quatre mois. Ce n’est pas encore une crise, mais une cassure symbolique. Dans les promotions 2024 et 2025, la proportion de jeunes en emploi à six mois revient à son niveau de 2013. La fluidité du marché des diplômés, ce réflexe pavlovien de l’embauche automatique, s’est évaporée.
Ceux qui ont décroché leur poste avant la fin de leurs études sont, pour la plupart, passés par l’alternance, les stages longs ou les concours d’innovation. Les autres se heurtent à une réalité nouvelle : des entreprises qui attendent de voir « ce que l’on sait faire avec l’IA » avant de signer.
Un tri algorithmique avant la rencontre
La sélection ne se fait plus dans un bureau, mais dans un algorithme. Les candidatures passent désormais par des logiciels de tri (les fameux ATS) dopés à l’IA. Ces outils scannent les CV, classent les profils selon des mots-clés, des intitulés et des formats standardisés. Un fichier PDF mal structuré, un double cursus ou un intitulé de poste un peu original suffit à disparaître du radar.
Ensuite vient l’entretien asynchrone. Il s’agit d’une vidéo enregistrée, analysée par machine, notée avant d’être visionnée par un humain. Puis un test technique ou une étude de cas « anti-IA », imaginés pour vérifier que le candidat apporte encore une plus-value cognitive là où l’automatisation excelle. La première rencontre avec le travail se fait désormais sans interlocuteur humain. C’est le nouveau visage du marché : sans visage.
Les premiers laissés au bord de la route
Les diplômés des écoles de management sont en première ligne. Leurs compétences d’analyse, de coordination ou de synthèse sont précisément celles que l’IA génère désormais en un clic… parfois même sans le lire. Leur taux de recherche d’emploi atteint des niveaux inédits depuis quinze ans.
Les écoles de management perdent l’avantage historique du relationnel. Les ingénieurs, eux, découvrent qu’une partie de leur expertise se code désormais mieux qu’elle ne se transmet. Les postes de développement logiciel d’entrée de gamme, les missions de support data ou d’ingénierie logicielle basique sont rationalisés. À l’international, une étude de Stanford a mesuré une baisse de 13 % des embauches de jeunes de 22 à 25 ans dans les métiers les plus exposés à l’automatisation depuis 2022. Les premiers exclus ne sont pas les moins compétents, mais ceux dont les compétences sont devenues simulables.
Les « autres spécialités » (design, communication, humanités numériques) sont les plus fragiles. Près de 70 % des jeunes issus de ces filières jugent les offres « peu pertinentes » ou « rares ». La notoriété d’une école ne suffit plus. Sans alternance, sans projet concret, sans preuve d’expérience, le dossier paraît creux. Le « manque d’expérience » redevient l’obstacle numéro un, cité par deux diplômés sur trois.
Le paradoxe français
Les entreprises parlent beaucoup d’intelligence artificielle, mais l’utilisent encore peu dans leur quotidien RH. Les outils existent, les expérimentations aussi, mais l’adoption reste partielle. En revanche, presque tous les candidats s’en servent déjà. On la nomme la génération ChatGPT : lettres de motivation rédigées, CV restructurés, tests préparés par prompts.
Résultat : un décalage entre recruteurs et candidats. L’IA n’a pas rendu le processus plus humain ni plus rapide, elle l’a complexifié. Les jeunes diplômés passent plus de temps à « optimiser leur candidature » qu’à échanger avec des interlocuteurs réels. Et paradoxalement, ils doivent apprendre à justifier leur usage de l’IA, c’est-à-dire prouver qu’ils savent s’en servir sans tricher.
Les nouveaux critères de sélection
Les employeurs cherchent désormais des signes tangibles de maîtrise. Un projet, un cas concret, une preuve d’utilité immédiate. Les étudiants qui montrent ce qu’ils ont construit avec l’IA tels qu’une automation no-code, un chatbot, une base de données augmentée, une optimisation documentée. Cette « preuve » les sort du lot. Ce n’est plus la note, ni le diplôme, ni même la « soft skill » qui pèse, c’est la capacité à prouver sa valeur ajoutée face à la machine.
Ceux qui s’en sortent ne sont pas forcément les meilleurs du point de vue académique, mais les plus rapides à comprendre la nouvelle donne. Ceux qui parlent le langage de l’IA, non pour le subir, mais pour s’en servir.
Des portes latérales, pas des chemins de traverse
Le marché ne se ferme pas, il se déplace. Ceux qui continuent de frapper à la mauvaise porte pensent qu’elle est verrouillée… elle a juste changé de couloir. Les poches de résistance existent : data gouvernance, cybersécurité, industrie, ingénierie système, énergie, conformité. Autant de domaines où l’IA accompagne, mais ne remplace pas encore la décision humaine. Ces secteurs recrutent, y compris des jeunes, à condition que le projet soit tangible.
L’anticipation reste le meilleur bouclier. Deux tiers des jeunes en poste avant leur diplôme ont décroché grâce à leur réseau ou à l’alternance. La recherche d’emploi post-diplôme, elle, devient plus longue, plus sélective et plus codée. Le mot d’ordre n’est plus « trouver un emploi », mais « rendre visible sa valeur ».
Une génération à contretemps
Ce qui se joue dépasse le simple cycle de l’emploi. C’est une bascule dans la manière d’entrer dans la vie active. L’IA a déplacé le centre de gravité de la compétence. De la théorie vers l’action, de la connaissance vers l’efficacité, du diplôme vers la preuve.
Les jeunes diplômés sont les premiers à expérimenter ce choc en direct. Ils n’entrent pas dans un marché saturé, mais dans un marché filtré. Un marché où la première ligne de tri n’est plus humaine. L’IA n’a pas pris leur place, elle en a retardé l’accès. Et dans ce temps suspendu, entre la sortie d’école et le premier contrat, se joue désormais une question cruciale : qui saura montrer qu’il sert à quelque chose que la machine ne sait pas encore faire ?
L’IA n’a pas supprimé le premier emploi. Elle l’a transformé en épreuve d’intelligence collective. Car les algorithmes ne trient pas les rêves, ils trient les CV. À cette génération de montrer la différence.
Augustin GARCIA