Les terres rares — néodyme, dysprosium, praséodyme, terbium, lanthane… — ne sont pas si rares que ça. Mais elles sont complexes à isoler, dispersées dans des minerais variés, et leur traitement implique des procédés chimiques polluants. D’où leur extraction quasi monopolistique par la Chine depuis les années 1990, qui a accepté d’en payer le prix écologique. Aujourd’hui, la Chine assure plus de 60 % de la production mondiale de terres rares, mais surtout plus de 85 % de leur transformation.
Cette situation ubuesque est connue depuis plus de quinze ans. Pourtant, malgré les cris d’alarme, l’inaction a prévalu. Résultat : en mars 2025, l’Union européenne s’est enfin décidée à publier une liste de 47 projets dits « stratégiques », dans 13 pays membres, pour tenter de relocaliser une partie de la chaîne. Extraction, raffinage, recyclage, substitution : tout est à faire. Et vite.
Pourquoi une telle urgence ?
Parce que le nerf de la guerre n’est plus seulement technologique, il est géoéconomique. En juin 2025, un accord a été arraché entre les États-Unis et la Chine pour tenter d’assurer un flux d’exportations stables. En coulisses, la pression était maximale. Et ce n’est pas un hasard si les exportations chinoises ont, en juillet, chuté de plus de 20 % après un pic artificiel en juin. Pékin joue au yo-yo avec les robinets. Un signal clair. Ce qui est livré aujourd’hui peut être coupé demain. Et l’Europe, malgré ses appels à l’autonomie stratégique, reste une spectatrice dépendante.
Sur le terrain industriel, certaines entreprises réagissent. Solvay, à La Rochelle, a lancé une ligne pilote de recyclage d’aimants permanents contenant du néodyme et du praséodyme. Une étape utile, mais dérisoire à l’échelle du besoin. Tesla, de son côté, a annoncé la suppression progressive des terres rares dans ses moteurs. D’autres constructeurs comme Renault ou BMW suivent cette voie, utilisant des moteurs à bobinage sans aimants permanents. Mais ces alternatives restent limitées et ne s’appliquent pas à tous les usages.
Le piège se referme
L’argument écologique, souvent brandi pour justifier l’inaction en matière d’extraction, se retourne contre ses promoteurs. La majeure partie des terres rares vient aujourd’hui de mines birmanes illégales, hors de tout contrôle, où des milices locales exploitent des ressources pour alimenter la chaîne mondiale. Un rapport publié fin mai 2025 évoque une « destruction généralisée » dans certaines régions du Kachin, où les sols sont saturés de produits toxiques, les nappes phréatiques contaminées, et les populations locales déplacées ou empoisonnées. Fermer les yeux là-dessus pour préserver nos paysages européens est une hypocrisie pure.
Ce double scandale (dépendance géopolitique et externalisation de la pollution) est intenable. Et ce n’est pas l’ouverture de quelques mines pilotes en Norvège, en Suède ou dans les Pyrénées françaises qui va suffire. Il faut une stratégie continentale assumée, avec des arbitrages clairs : oui, l’extraction pollue. Oui, il faut des règles strictes. Mais le refus de produire chez soi ce qu’on consomme tous les jours ailleurs, au prix du sang et de la terre, est une lâcheté morale.
Terres rares, lubie de technocrate ?
Les terres rares ne sont pas une lubie de technocrate. Elles sont dans les aimants des éoliennes offshore. Dans les rotors des drones tactiques. Dans les actionneurs des satellites d’observation. Sans elles, pas de transition énergétique. Pas de souveraineté numérique. Pas de défense crédible. La Chine, elle, l’a compris depuis longtemps. Elle contrôle non seulement les mines, mais les brevets, les usines de séparation, les alliances logistiques. Elle a imposé des quotas, des licences, des prix planchers. Elle fait du monopole un levier stratégique. Et pendant ce temps, l’Europe joue aux appels à projets.
Il faut cesser de croire que le marché réglera seul ce déséquilibre. Il faut cesser de penser que l’innovation technologique suffira à éliminer le problème. Il faut accepter que la transition énergétique ait un coût matériel, minier, industriel. Et que ce coût doit être assumé, en Europe, pour éviter d’être les dindons de la prochaine crise stratégique.
Les terres rares sont une épine dorsale de nos sociétés. Mais en refoulant cette vérité, l’Europe s’est enfermée dans une posture schizophrène. Il est encore temps de reprendre le contrôle, mais il faudra accepter les contradictions, sortir du confort moral et bâtir une vraie industrie. Sinon, la prochaine crise ne sera pas une surprise. Elle sera la suite logique de notre aveuglement.
Augustin GARCIA
Chiffres clés (été 2025)
Parts de marché (2024) : Chine = 63 % de la production, 87 % du raffinage mondial
Exportations chinoises : –23 % en juillet 2025 (vs juin), après un pic lié à un accord avec les États-Unis
Part des terres rares dans les aimants permanents : 20 % du volume, mais 72 % de la valeur
Objectifs européens 2030 :
- 10 % de l’approvisionnement extrait en Europe
- 40 % des matériaux transformés localement
- 25 % issus du recyclage
Investissements européens : 47 projets labellisés en mars 2025 dans 13 États membres
Production illégale en Birmanie : 40 % des approvisionnements chinois proviennent de cette zone en 2024–2025, selon les estimations de l’ONG Global Witness
Terres rares en Ukraine, mythe ou réalité ?
L’Ukraine est régulièrement présentée comme un futur Eldorado minier, riche en terres rares et autres minerais stratégiques. En réalité, les données disponibles sont fragiles : elles reposent pour l’essentiel sur des relevés soviétiques datant de plusieurs décennies. Les chiffres spectaculaires, comme les supposées « réserves de 500 milliards de dollars », ne reposent sur aucune certification internationale crédible. À ce jour, aucune des 17 terres rares stratégiques n’est extraite en Ukraine, et les rares projets miniers liés au lithium, au titane ou au graphite sont ralentis par la guerre, la corruption et l’absence d’infrastructures modernes. Certains gisements prometteurs, comme celui de Shevchenko dans le Donbass, sont par ailleurs situés en zone occupée par la Russie, donc totalement inaccessibles.
Malgré cette réalité, les ressources minières ukrainiennes sont devenues un enjeu politique et diplomatique. En février 2025, Donald Trump a publiquement conditionné la poursuite de l’aide militaire américaine à l’accès aux minerais stratégiques ukrainiens, suscitant indignation et méfiance à Kiev. Un accord signé le 30 avril 2025 prévoit bien un partenariat minier entre les deux pays, mais il garantit officiellement à l’Ukraine la pleine propriété de ses ressources. Derrière les annonces, le potentiel minier reste surtout un levier de négociation et un symbole : celui d’une Ukraine qui veut se présenter comme un futur fournisseur stratégique de l’Occident, mais dont la réalité géologique et industrielle ne suit pas encore les ambitions affichées.