Depuis la dernière mise à jour d’OpenAI, mon fil LinkedIn est devenu une galerie d’art numérique sous acide. Des images léchées, un tsunami de pixels parfaitement calibrés pour capter l’œil, mais rarement l’âme. Et toujours ce refrain : « J’ai testé la dernière version de… »
Oui, et donc ?
Il y a une vieille phrase zen qu’on ressort souvent quand l’agitation dépasse le sens : « Le doigt qui montre la lune n’est pas la lune. » Traduction libre en 2025 : ce n’est pas parce qu’on maîtrise Midjourney, Higgsfield ou Flux qu’on a quelque chose à raconter. On observe, on s’extasie, on like. Et on scrolle.
Soyons clairs : je ne crache pas dans la soupe IA. Moi aussi je joue avec ces outils, moi aussi je m’émerveille. Mais à force de générer, d’enchaîner, de poster pour poster, j’ai l’impression qu’on perd le fil. Pas le fil technique… celui-là est solide comme jamais. Non, le fil narratif. L’intention. Le « pourquoi ».
Aujourd’hui, n’importe qui peut produire une image digne d’un Pixar sous stéroïdes. Tant mieux. Mais ce superpouvoir devient vite une manie : on produit pour montrer qu’on peut produire. Résultat : les mêmes images tournent en boucle. Le même chaton. Le même Viking. La même bagnole. Juste en 8K, avec trois lens flares en plus.
On a gagné en puissance, on a perdu en pause.
Alors voilà : je rêve d’un peu moins d’éblouissement et un peu plus de desseins. Moins de « Regardez ce que j’ai généré », plus de « Voici ce que j’ai voulu dire ». Parce que le monde ne manque pas d’images. Il manque d’intentions claires, de gestes assumés, de récits sincères.
Et ça, aucun algorithme ne le fera à notre place.
Un peu de recul : pourquoi ce qui brille nous aspire
Il y a une raison pour laquelle ton œil accroche plus vite sur une Ferrari rose néon générée par IA que sur un texte sobre en noir sur blanc. Ce n’est pas que tu manques de goût. C’est ton cerveau qui joue à l’écureuil sous amphétamines.
Ce phénomène, appelons-le le biais du brillant, repose sur trois réflexes cognitifs aussi vieux que nos cerveaux de chasseurs-cueilleurs :
- Le biais de saillance : ce qui clignote attire. Un reflet chromé sur une carrosserie, un œil de chat parfaitement texturé, un ciel violacé qui n’existe sur aucune planète connue : ça capte l’attention parce que ça dépasse du bruit ambiant. À la préhistoire, c’était utile. En 2025, ça remplit LinkedIn.
- Le biais de nouveauté : chaque nouveau bouton dans Midjourney déclenche une microrécompense dans le cerveau. Un effet « dopamine loop » s’installe : tu génères, tu scrolles, tu likes, tu recommences. Tu oublies juste de te demander à quoi bon.
- Le biais d’accessibilité cognitive : une image tape-à-l’œil, c’est simple à « comprendre ». Une idée complexe, pas forcément. Alors notre cerveau choisit la voie rapide : on admire une prouesse graphique, même si elle ne dit rien de particulier.
Ces biais ne sont pas des bugs. Ils sont inscrits dans notre câblage. Mais ils produisent une illusion : ce qui attire l’attention n’a pas forcément de valeur.
Et c’est là que le danger commence. On se met à consommer de l’image comme on grignote des chips. Un effet waouh chasse l’autre. On n’a plus faim, mais on continue de scroller.
Résultat : le sens s’évapore. La forme prend toute la place. Et l’intention artistique ? Dissoute dans le filtre de netteté.
Non, ton outil n’est pas un artiste.
On s’emballe vite. À chaque nouvel outil dopé à l’IA, c’est la même scène : l’émerveillement collectif, les démos qui claquent, les promesses d’un monde où chacun pourrait devenir un créateur instantané.
Mais il y a un gros malentendu dans tout ça : l’outil n’est pas la création. Et ça, on commence à l’oublier sérieusement.
Un outil, même le plus bluffant, n’a pas d’idée. Il n’a pas de manque, pas de feu intérieur, pas de colère à exprimer ni de poésie à balbutier. Il exécute. Il déploie. Il épate. Mais il ne crée pas.
Créer, c’est risquer quelque chose de soi. C’est hésiter. C’est parfois échouer. C’est surtout décider — pourquoi ce mot, pourquoi cette couleur, pourquoi cette forme-là plutôt qu’une autre ? Ça, c’est humain.
Alors oui, les IA génératives nous donnent des superpouvoirs. Mais la magie de produire vite, beaucoup, beau… a un revers : l’illusion que produire, c’est créer. Or une image n’a pas de valeur parce qu’elle existe. Elle en a quand elle dit quelque chose. Quand elle vient de quelque part. Quand elle touche. Quand elle dérange.
Et ce miracle-là, aucun outil ne le sortira d’un prompt.
Le vrai danger, ce n’est pas l’IA. C’est de croire qu’elle suffit. C’est de remplacer le doute par l’automatisation, l’intention par l’effet, l’expression par l’impression.
Créer demande du temps, du silence, de la friction. Ça ne s’optimise pas. Ça se cherche, ça se construit, ça s’habite.
Un outil, lui, ne connaît que la performance. Et parfois, c’est justement ce qui nous coupe de l’essentiel.
Créer, ce n’est pas faire joli. C’est faire vrai.
Et ça, c’est encore un job d’humain.
Arnaud WEBER