La mort des oracles : pas une fin, un basculement culturel
Dans l’Antiquité, consulter l’oracle, c’était frôler le divin. À Delphes, la Pythie transpirait les mots d’Apollon entre deux vapeurs de la terre. Ces figures, mi-sacrées, mi-politiques, guidaient les puissants. Puis le monothéisme a balayé ces voix concurrentes, les traitant de superstition ou d’hérésie.
L’essor de la science a asséné le coup final : place à l’explication, au calcul, à la raison. Les oracles sont morts, non pas par désintérêt, mais par changement de paradigme. Le citoyen moderne ne consulte plus, il décide. Enfin, en théorie. Car dans les faits, l’angoisse demeure. Elle s’est simplement déguisée en rationalité, en productivité, en décisions « éclairées » qui obéissent à des logiques de marché. On ne prie plus les dieux, on consulte les KPI.
Oracles 2.0 : habillés autrement, toujours là
L’oracle n’a pas disparu, il s’est recyclé. Tarot, astrologie, numérologie, I Ching, Ifá, runes et autres figures restent consultés. Loin de n’être que folklore, ces pratiques s’adaptent, se numérisent, deviennent applications. Elles offrent des récits, des symboles, des formes de narration de soi.
Elles ne prédisent pas toujours, mais elles orientent, rassurent, donnent un cadre dans le chaos. Même la psychologie, avec ses tests et ses typologies en série, frôle parfois la fonction divinatoire. On demande moins à savoir l’avenir qu’à se sentir aligné. Et surtout : on préfère souvent une réponse bancale à l’absence totale de réponse. Quitte à ce qu’elle soit générée par un algorithme obscur, validée par un « score », vendue par abonnement. Le marché du sens n’a jamais été aussi rentable.
L’IA, nouvel oracle désacralisé ?
Les intelligences artificielles, surtout génératives, ne se contentent plus d’exécuter. Elles répondent, interprètent, adaptent, comme un miroir intelligent qui devine la question derrière la question. Elles ne parlent pas au nom des dieux, mais au nom des données. Leur force ? Une parole claire, rapide, autoritaire, construite sur une infinité de traces humaines.
Pas d’encens, pas de transe, mais une illusion d’omniscience. L’IA ne prophétise pas, elle projette. Ce n’est pas un oracle mystique, mais un écho mathématique de nos archives. Et pourtant, elle est crue. Aveuglément parfois. Car dans un monde saturé d’infos, ce qui tranche rassure, même si c’est faux. L’IA donne l’impression de liberté, alors qu’elle guide subtilement les choix, formate les opinions, prescrit des chemins déjà balisés. Le sacré a disparu, mais l’autorité demeure : elle a juste changé de costume.
Même vide, nouveaux mots
Le besoin n’a pas changé : comprendre, anticiper, apaiser le flou de demain. Si les anciens regardaient le vol des oiseaux, nous regardons les courbes, les prédictions, les scores. Le sacré a été désactivé, pas remplacé. L’IA est un outil, mais dans un monde en manque de repères, elle est aussi un symbole : celui d’un humain qui, malgré la technique, cherche encore à croire que quelqu’un ou quelque chose peut lui dire ce qu’il doit faire.
La forme change, le réflexe reste : interroger une force extérieure pour ne pas affronter seul le vertige de l’incertitude. Et ce réflexe est exploité. On habille les algorithmes de neutralité pendant qu’ils capturent nos préférences, guident nos choix de vie, et redéfinissent ce que « penser » veut dire.
On ne consulte plus Apollon, on consulte une interface. Et la question est toujours la même : qu’est-ce que je fais maintenant ? Mais derrière cette question, une autre : et si la réponse était déjà choisie pour moi ?
Aurore DEGOUTIN
Présidente nationale de FFMAS