En mêlant contes, récits personnels, anecdotes et dialogues, elle propose une traversée à la fois poétique et critique de l’univers de l’IA. Ce n’est pas un livre de spécialiste ou un guide jargonneux ! C’est un livre de récit, de récits au pluriel même, d’expérience (idem pour le pluriel) et de pensée incarnée. Sans oublier l’imaginaire. Et c’est précisément ce qui en fait sa force.
Une autrice au croisement des mondes
Parlons tout d’abord de Laura Sibony. Elle est aussi inclassable que son livre. Vous l’aurez compris, elle est écrivaine. Elle connaît la tech, mais vraiment, alors qu’elle n’est pas ingénieure ni chercheuse en machine learning. Est-ce son passage chez Google Arts & Culture qui l’a rendue si technophile ? Son intelligence naturelle ? Son double diplôme à Sciences Po et HEC ?
Mais elle a aussi une formation en rhétorique et en arts de la parole : elle sait raconter. Cette double compétence se retrouve dans Fantasia, où elle navigue entre les histoires et les idées avec talent et fluidité.
Un livre sans case, comme l’IA qu’il explore
Fantasia ne ressemble à rien de connu. Ce n’est ni un roman, ni une enquête, et pas tout à fait un essai même si c’est peut-être le genre auquel il serait spontanément rattaché. C’est un recueil de fragments : une trentaine de textes et d’histoires, allant du dialogue fictif à la scène vécue, du poème à la critique d’un texte généré par ChatGPT (encore et toujours lui !). Ce kaléidoscope formel épouse l’objet qu’il explore : une intelligence artificielle elle-même protéiforme, insaisissable, tantôt outil, tantôt système, tantôt écran de projection pour nos peurs. Le choix de la diversité narrative n’est pas un caprice littéraire. C’est une méthode. Celle adoptée par Laura Sibony pour casser les discours figés sur l’IA, ouvrir l’imaginaire et réveiller l’attention des humains qui la lisent.
Déconstruire les mythes, sans tomber dans le cynisme
L’un des mérites de Laura dans son livre est d’attaquer frontalement les mythes que l’IA charrie. Le mythe de l’intelligence surhumaine, tout d’abord. Laura rappelle l’histoire du Turc mécanique (ce faux automate du XVIIIᵉ siècle qui battait les grands esprits aux échecs) pour montrer que l’illusion d’intelligence a toujours fasciné.
Elle démonte aussi l’aura entourant Deep Blue, le programme d’IBM vainqueur de Kasparov, et rappelle que sa victoire tenait autant à la machine qu’à la stratégie marketing.
Aujourd’hui encore, l’IA fascine davantage par ce qu’on imagine d’elle que par ce qu’elle fait réellement. Fantasia ne nie pas les capacités des modèles modernes, mais insiste sur leur pauvreté ontologique : ce sont des systèmes statistiques, pas des esprits. Attention, ne vous méprenez pas, sa démonstration n’a pas pour objectif de dévaloriser l’IA et de rejouer l’éternel combat homme vs machine. Elle choisit délibérément de se situer sur un autre plan de réflexion, un autre pan de la réflexion.
Elle interroge par exemple le mythe de la neutralité. Les IA sont biaisées, non parce qu’elles le veulent (car elles n’ont pas de volonté propre), mais parce qu’elles sont formées sur des données humaines, donc imparfaites, discriminantes, situées.
Elle évoque les « éboueurs de l’IA » au Kenya, ces travailleurs payés à nettoyer les pires images d’internet pour entraîner les modèles. Elle parle du coût énergétique des data centers, des biais de genre ou de race, des bulles algorithmiques qui enferment l’utilisateur dans des opinions préfabriquées.
Loin de la techno-béatitude, Fantasia nous montre que chaque miracle algorithmique repose sur des fondations bien concrètes… et souvent peu reluisantes. Comme si derrière toutes les belles histoires, il y avait aussi une part d’ombre. Des ombres bien humaines dont Laura explore les nuances de noir. Il y a du Soulages dans Fantasia, un Noir Lumière qui fascine autant qu’il étourdit.
Une critique de l’IA par la littérature
Vous ne serez pas surpris si je vous dis que j’ai beaucoup aimé Fantasia. Pour ce qu’il raconte et pour le style de Laura Sibony… brillant ! Ce qui rend Fantasia unique, c’est son recours constant à la littérature comme outil critique.
Loin des débats techniques ou juridiques, Laura mobilise la narration comme levier d’intelligence. Un chapitre met en scène un personnage qui dialogue avec une IA d’assistance ; un autre imagine un monde où l’on note les émotions par emojis en temps réel ; un troisième retrace une scène réelle d’enseignement sur l’IA dans un lycée de banlieue. Ces récits courts, mais percutants, donnent à voir l’IA dans sa dimension sociale, affective, quotidienne. Ce n’est pas de l’éloquence pour faire joli : c’est de la pensée en action.
Un autre élément marquant : le flou entre fiction et réalité savamment entretenu par Laura. On ne sait pas toujours si ce qu’on lit est vrai, inventé ou un mélange des deux, et c’est délicieusement déroutant. Car c’est justement ce flottement qui oblige à penser. L’IA elle-même floute les frontières, entre humain et machine, entre texte original et copie, entre information et manipulation. Fantasia joue avec cette ambiguïté sans l’exploiter : elle l’expose, la rend visible, et en fait une matière d’écriture.
Enfin, le plus grand mérite du livre reste sans doute sa clarté. Fantasia n’a pas besoin de jargon, ni de graphiques, ni d’annexes. Tout est dit simplement, mais sans simplisme. Chaque texte peut se lire isolément, comme un recueil de contes, ce qui rend l’ouvrage accessible même à ceux qui n’y connaissent rien. Ce n’est pas un manuel pour « comprendre l’IA », mais une invitation à la penser, à la raconter, à la situer dans nos vies. Laura ne cherche pas à convaincre, encore moins à prêcher : elle partage des histoires, des doutes, des visions, et laisse au lecteur le soin d’en tirer ce qu’il veut. C’est aussi à cela que l’on reconnaît les grandes œuvres.
Louis DUROULLE
FantasIA
Contes et légendes de l’intelligence artificielle
Éditeur : Grasset
304 pages — 22 €
ISBN : 2246833485
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