Un marché qui fabrique l’instabilité
L’écosystème de l’IA ressemble à un manège lancé trop vite. Les modèles s’enchaînent, les offres commerciales se transforment sans prévenir, les annonces de « révolution » se succèdent comme des rafales. L’utilisateur évolue dans une atmosphère où tout semble transitoire. Les plateformes encouragent cette dynamique. Elles multiplient les essais gratuits, gonflent les promesses, modifient leurs politiques d’usage au gré des stratégies internes. La fidélité ne rapporte rien. Le changement devient la norme.
Cet environnement crée une forme de réflexe pavlovien. On teste parce que tout le monde teste. On change parce que l’outil précédent paraît soudain daté. Le geste n’a plus rien de réfléchi. Il répond à la logique du marché, pas à une logique personnelle. Cette agitation donne l’illusion d’une montée constante en compétences alors qu’elle fragmente en réalité le rapport à la technologie. Chaque assistant impose un langage implicite, une ergonomie particulière, une manière différente de structurer l’information. Passer de l’un à l’autre empêche toute maturation. L’utilisateur reste en surface, comme un touriste qui collectionne les destinations sans vraiment connaître aucun lieu.
Cette volatilité produit aussi une fatigue cognitive. S’habituer à une IA, comprendre ses travers, apprivoiser ses biais, demande une répétition. En changeant trop vite, l’utilisateur se condamne à un éternel recommencement. Rien ne s’installe. Rien ne se stabilise. Le rapport à la machine glisse vers un flirt permanent, jamais une collaboration.
Dans le même temps, le discours public valorise sans cesse « la meilleure IA du moment ». Une glorification absurde de la nouveauté nourrit une anxiété diffuse. L’idée de rater un saut technologique pousse à chercher la prochaine plateforme comme une bouée dans un courant trop fort.
Cette nervosité déclenche des ruptures soudaines. Une réponse moins précise un jour, une fonction qui disparaît, un prix qui grimpe, et l’utilisateur s’en va. Certains projettent même une dimension affective sur ces outils. Ils attendent une forme de constance quasi relationnelle. Dès que l’IA déçoit, ils la quittent comme on quitte un partenaire. Cette théâtralisation du lien technique brouille la perception de ce qu’est réellement un assistant numérique, un instrument, pas une entité morale.
La conséquence saute aux yeux. La société avance vers une utilisation de l’IA où l’excitation remplace l’apprentissage. Les outils se succèdent trop vite pour que des compétences solides émergent. Les entreprises participent à cette instabilité en révisant leurs produits de manière erratique. Les utilisateurs suivent, parfois malgré eux, pris dans un mouvement général qu’ils ne contrôlent plus.
Ce cycle crée une relation arythmique à la technologie. Un emballement collectif où chacun cherche à se maintenir dans le flux sans jamais s’y poser. Le phénomène des « IA infidèles » ne résulte donc pas d’un caprice individuel. Il découle d’un environnement saturé de signaux contradictoires. Un marché trop rapide fabrique des usages trop fragiles.
Autocritique et retour du doute
Reste un élément que l’analyse oublie souvent. Elle valorise implicitement la stabilité comme si elle représentait une forme supérieure d’intelligence technologique. Cette conviction n’a rien d’évident.
Beaucoup changent d’IA non par frivolité, mais par lucidité. Les plateformes modifient leurs règles d’un mois à l’autre. Elles retirent des fonctions essentielles, introduisent des restrictions, augmentent leurs tarifs de façon imprévisible. Dans ce contexte, rester sur un outil malgré ses dérives reviendrait à faire preuve d’aveuglement plutôt que de fidélité.
L’expression « IA infidèles » caricature donc une réalité composite. Certains utilisateurs testent pour comparer. D’autres fuient des pratiques commerciales agressives. D’autres encore cherchent un modèle qui respecte mieux leurs usages réels. Mettre tout le monde sous la même étiquette réduit une diversité de motivations à un cliché commode.
L’analyse souffre aussi d’un autre biais un peu plus délicat. Elle part du principe que l’IA gagne à être apprivoisée sur la durée. Ce raisonnement repose sur un imaginaire hérité des outils traditionnels. Une caméra, un instrument de musique, un logiciel complexe demandent une longue intimité. L’IA suit une autre logique. Elle évolue trop rapidement pour entrer dans ce cadre. Miser sur la stabilité dans un univers instable revient à chercher une structure dans un tremblement.
Cette contradiction invite à nuancer le discours. La volatilité des utilisateurs ne représente pas seulement un symptôme d’époque. Elle correspond aussi à un ajustement rationnel face à une industrie qui ne respecte plus les cycles habituels. Le reproche adressé aux « IA infidèles » tourne parfois en accusation injuste, quand il s’agirait plutôt de pointer les responsables véritables des ruptures en chaîne dans les entreprises elles-mêmes.
Enfin, la critique oublie une donnée essentielle. Tester plusieurs IA peut enrichir la vision d’ensemble. Passer d’un modèle à un autre révèle leurs angles morts, leurs biais, leurs préférences implicites. Cette circulation crée une forme de vigilance démocratique face à des systèmes dont les mécanismes internes restent opaques. La fidélité aveugle donnerait un confort illusoire. L’infidélité contrôlée apporte une compréhension plus fine.
Antoine GARCIA






















