Thierry PIGOT
Auteur et journaliste, spécialiste dans les technologies de l’information et de la communication, il a dirigé jusque récemment différentes publications centrées notamment sur l’intégration des technologiques numériques dans les systèmes de production industrielle. Il anime aussi ponctuellement des débats pour nourrir la réflexion sur le numérique et les transformations sociétales qu’il provoque.
Avec la notion d’intelligence artificielle, d’IA, on atteint une forme de quintessence sémantique, en associant deux notions antagonistes qui renvoient nos imaginaires à une confrontation fondamentale, celle du vivant et de l’inanimé en jetant de nouvelles interrogations sur la frontière qui les sépare. Il y a un siècle ou presque, Fritz Lang dans Metropolis sous les traits de la sublime Brigitte Helm mettait en scène les mêmes espoirs et les mêmes craintes, insistant sur les régressions sociales souvent radicales qu’imposent ceux qui se cachant derrière le progrès technologique en tirent l’essentiel du profit. D’ailleurs, les bénéfices réels d’un progrès sont d’autant plus difficiles à cerner et ses réels bénéficiaires d’autant plus difficiles à dénombrer que la terminologie qui lui est associée, trouble les imaginaires.
Autour de l’intelligence artificielle, nous autres francophones, nous trouvons jeté dans une arène sémantique singulière. Pour nous, la notion d’intelligence, car c’est bien ce mot seul qui fait débat, est intrinsèquement rattachée à la nature humaine, et dans une moindre mesure animale. Pour les anglophones qui sont à l’origine de l’expression artificial intelligence, ce mot admet en revanche deux acceptions : celle d’intelligence avec toute la charge émotionnelle qu’il véhicule et celle plus prosaïque de renseignement. La CIA n’est que l’Agence centrale de renseignement étasunienne et l’Intelligence Service est aux yeux des Britanniques l’équivalent de nos très franchouillards renseignements généraux.
Démystifier
Au lieu de nous perdre en conjectures, confrontés à un oxymore qui insulte la raison, nous pourrions adopter une terminologie plus pragmatique et considérablement moins connotée sur le plan anthropologique. Pourquoi ne pas lui substituer l’expression « renseignement artificiel » qui clarifierait notre discours et pourrait contribuer à mieux encadrer les développements futurs de l’IA de manière plus éthique et plus tangible ?
Dans les débats concernant l’IA, le terme « intelligence », avec sa charge émotionnelle et conceptuelle, prête à confusion et multiplie les malentendus. Il est indispensable sinon de renouveler notre lexique, au moins de l’étendre pour mieux refléter la réalité de ce qu’apporte réellement cette technologie, sans lui conférer une nature qu’elle ne possède pas.
L’expression « intelligence artificielle » suggère qu’une forme de compréhension serait tapie au plus profond de ces mécanismes alors que leur attribuer une « intelligence » entre en contradiction avec leur construction purement algorithmique intrinsèquement dénuée de conscience. Les algorithmes, aussi avancés soient-ils, ne « pensent » pas : ils traitent des données selon des modèles que nous avons préconçus. Ils n’expriment pas d’émotions, ne prennent pas de décisions basées sur des sentiments, en résumé ils ne possèdent pas une intelligence au sens commun du terme.
La proposition consistant à substituer à l’expression « intelligence artificielle » celle de « renseignement artificiel », voire de « renseignement produit par des moyens numériques de pointe », mérite qu’on s’y attarde. Ce changement terminologique aurait le mérite d’éclairer différemment la nature réelle des technologies concernées. Le mot « renseignement » tel qu’il peut s’appliquer à des agences comme la CIA ou la NSA, se réfère à la collecte d’informations et à leur analyse pour produire du renseignement, c’est-à-dire une information contextualisée pour faciliter la prise de décision. N’est-ce pas ce que les systèmes algorithmiques avancés contribuent à produire ?
Clarifier
À l’évidence, faire évoluer la terminologie contribuerait à une meilleure compréhension des capacités réelles de cette technologie et de ses limites. Ce changement aiderait également à dissiper les peurs irrationnelles qui l’entourent, comme celle de voir des machines se rebeller contre leurs créateurs, des craintes largement alimentées par une terminologie qui prête à l’IA des attributs qu’elle n’a pas.
L’adoption du terme « renseignement artificiel » pourrait également influencer positivement la régulation de l’IA en poussant le législateur à élaborer des lois qui reflètent la nature technique de l’IA, plutôt que de se perdre en conjectures sur l’« intelligence » des machines.
Une dernière dimension concerne l’éducation et la formation. Expliquer l’IA comme un phénomène de « renseignement » plutôt que d’« intelligence » rendrait ses concepts plus accessibles, entraînant une meilleure intégration de ces outils dans certaines professions en favorisant une réflexion raisonnée sur leur impact éthique et social.